Lien entre perte auditive et démence : Une vérité trop tentante ?

Dans tous les secteurs médicaux, il n’est pas rare que des corrélations statistiques – appelées liens ou associations – soient présentées comme une preuve solide que le traitement d’une maladie en affectera une autre. Le lien entre perte d’audition et démence a été établi sur ce même principe. Cependant, il est difficile d’échapper à l’impression que, au premier indice de tels liens, la machine se met en branle, que ce soit chez les fabricants ou dans les médias, avec des campagnes, des mots répétés, afin que la plausibilité se solidifie, jusqu’à devenir une conviction collective. Des déclarations audacieuses sont lancées, et même si, au début, on rappelle que les études n’ont trouvé aucun mécanisme, aucune preuve de causalité entre les deux phénomènes, cela semble rapidement ne plus avoir d’importance.

Dernière campagne en date, celle du fabricant d’aides auditives GN Hearing, en avril dernier, intitulée « Listen To This » et menée dans le monde entier. « Listen to This » est une campagne qui, par l’intermédiaire de l’unité d’innovation BrainWorks de GN, visait à souligner l’importance de la santé auditive dans le cadre du bien-être général, en particulier de la santé cognitive. Cette initiative intègre notamment l’association UsAgainstAlzheimer. Le communiqué de lancement cite George Vradenburg, président et cofondateur de UsAgainstAlzheimer, qui déclare que « les aides auditives elles-mêmes sont un moyen important de réduire le risque de déclin cognitif ». Cette affirmation résonne effectivement un peu partout depuis quelque temps maintenant. Et beaucoup d’entre nous l’alimentent. Faisons-nous simplement confiance à la recherche, sans examiner la qualité de ses preuves ?

CNN titrait, en juillet 2023 : « Les aides auditives pourraient réduire de moitié votre risque de démence, selon une étude » ; propos largement repris sur les réseaux sociaux de professionnels de l’audition.

Certains scientifiques se sont toutefois évertués à souligner que non seulement les études réalisées jusqu’à présent ne justifient pas la force des affirmations actuelles, mais que le message sur la démence pourrait se retourner contre l’industrie de l’audition et la profession, en effaçant les progrès réalisés au fil des ans grâce à des messages positifs sur la qualité de vie.

Un article intitulé « Perte auditive et démence : quelle est la suite des évènements ? » (Hearing Loss and Dementia: Where to From Here?) a été publié dans le numéro de mai/juin 2024 de Ear and Hearing, le journal officiel de l’American Auditory Society. Ses auteurs, Kevin Munro (NIHR Senior Investigator et Ewing Professor of Audiology au Manchester Centre for Audiology and Deafness, université de Manchester, Royaume-Uni) et Piers Dawes (Professor of Audiology, directeur de la University of Queensland Centre for Hearing Research [Chear]), affirment qu’aborder la perte auditive en termes de prévention de la démence peut être « inapproprié pour des raisons de pertinence au niveau individuel et de manque de preuves évidentes de bénéfices ». Ils invitent la communauté des professionnels de l’audition à proposer « un message positif axé sur les avantages connus de la prise en charge de la perte auditive en termes d’amélioration de la communication, de la qualité de vie et du vieillissement en bonne santé », plutôt que de recourir à des « tactiques d’intimidation », en effrayant les patients avec une maladie.

 

Le Professeur Kevin Munro.

©Bernadette Delaney PhotographyLe Professeur Piers Dawes.

PD

Audio Infos : Existe-t-il des preuves solides d’un impact de cause à effet de la perte auditive sur le déclin cognitif ?

Kevin Munro : Non, pas actuellement. Il existe des preuves solides d’une association (en langage statistique, une corrélation) entre la perte auditive et le déclin cognitif, mais un adage bien connu dit que « la corrélation n’implique pas la causalité ». Il s’agit d’un sophisme logique qui consiste à penser que si deux choses se produisent en même temps, l’une doit être à l’origine de l’autre. Dans le cas présent, la corrélation ne signifie pas automatiquement que la perte auditive est à l’origine du déclin cognitif, ou que le déclin cognitif est à l’origine de la perte auditive. Il peut y avoir quelque chose d’indépendant qui provoque leur cooccurrence. En fait, les corrélations peuvent être totalement fausses. Il existe un site Internet qui génère automatiquement des associations absurdes, telles que la corrélation entre la consommation de mozzarella et le nombre de doctorats en génie civil décernés, ou le nombre de personnes qui se noient et le nombre de films dans lesquels Nicolas Cage est apparu chaque année [tylervigen.com/spurious-correlations, N.D.L.R.].

AI : Depuis la publication des résultats de l’essai Achieve, les acteurs de la santé auditive, en particulier ceux de l’industrie, affirment avec plus d’assurance que l’utilisation des aides auditives peut prévenir, retarder ou réduire la démence. Existe-t-il des preuves scientifiques solides que le traitement auditif aide à lutter contre la démence ?

K. M. : Il existe actuellement très peu de preuves que l’intervention sur la perte auditive prévient, retarde ou réduit la démence. Dawes et Völter (2023) ont passé en revue les études portant sur l’impact des interventions en matière de perte auditive sur le déclin cognitif et les troubles cognitifs incidents. Les résultats sont mitigés. En ce qui concerne les troubles cognitifs, trois études sur les implants cochléaires ont fait état de résultats positifs, ce qui est encourageant, mais les limites méthodologiques (par exemple, l’absence de groupe de contrôle adéquat pour les comparaisons) ont empêché de tirer des conclusions sur les avantages cognitifs des implants cochléaires. Pour les aides auditives classiques, quatre études ont rapporté une incidence plus faible de troubles cognitifs chez les utilisateurs d’aides auditives que chez les non-utilisateurs, et cinq n’ont rapporté aucune différence entre les groupes. Une considération méthodologique importante est que toutes ces études ont comparé des personnes qui ont choisi d’utiliser un appareil ou non. Cette autosélection peut entrainer des biais si, par exemple, les personnes ayant le plus de difficultés cognitives dans la vie quotidienne sont plus susceptibles d’utiliser des appareils auditifs. L’essai Achieve, auquel vous faites référence, est un excellent exemple d’essai contrôlé randomisé multi- centrique de grande envergure (Lin, et al., 2023). Il s’agit d’une étude complète et de grande qualité, impressionnant par sa rigueur, sa portée et son impact potentiel. Achieve a surmonté bon nombre des limites des études d’observation examinées par Dawes et Völter (2023). Or elle conclut que l’intervention sur la perte auditive n’a pas réduit le déclin cognitif à 3 ans dans la cohorte totale d’adultes âgés, cognitivement sains avec une perte auditive. Malgré tout, il existe une analyse secondaire des données Achieve qui permet une autre interprétation.

 

AI : La principale conclusion de l’essai Achieve était qu’une intervention auditive globale n’atténuait pas le déclin chez les personnes âgées ; pourtant, ce sont surtout les résultats positifs d’une analyse secondaire qui alimentent les affirmations selon lesquelles une intervention auditive peut aider à lutter contre la démence. Cette analyse conclut qu’« une intervention auditive pourrait réduire les changements cognitifs sur une période de trois ans dans les populations de personnes âgées présentant un risque accru de déclin cognitif, mais pas dans les populations présentant un risque réduit de déclin cognitif ». L’analyse suggère même une réduction des changements cognitifs potentiels allant jusqu’à 48 % dans le groupe à risque. Votre article incite à la prudence quant aux réactions positives à cette analyse secondaire. Pourquoi ?

K. M. : Vous avez raison de dire que c’est surtout cette analyse secondaire qui est rapportée, qui porte uniquement sur un sous-groupe de participants, ceux définis comme à haut risque de déclin cognitif. Ce résultat était statistiquement significatif, mais l’ampleur était faible (d de Cohen de 0,25) et l’importance dans le monde réel peu clair, ou, en tout cas, pas en rapport avec le battage médiatique. On ne sait pas non plus si le taux d’erreur de la famille (c’est-à-dire un résultat faussement identifié comme significatif lorsque des comparaisons multiples sont testées) a été contrôlé pour tous les tests, ce qui signifie que le résultat statistique pourrait être le fruit du hasard. Nous devons faire attention au fait qu’un désir incontrôlé d’obtenir un résultat vrai pourrait entraver la pensée rationnelle et la rigueur scientifique. Par exemple, le bénéfice de l’intervention auditive dans la réduction du déclin cognitif devrait être plus important chez les personnes les plus malentendantes, ce qui n’a pas été le cas.

AI : Un rapport de recherche publié dans The Lancet fait état d’une réduction « potentielle » de 8 % de tous les cas de démence, si la perte auditive pouvait être éliminée ou entièrement atténuée. Il y a des « si ». Pourquoi le mot « potentiel » est-il potentiellement trompeur ?

K. M. : En fait, il est important d’inclure « potentiel- lement », parce qu’on ne sait pas si l’association est causale. Il existe de nombreux facteurs de risque de démence potentiellement modifiables, notamment l’hypertension, l’obésité, le diabète et la perte d’audition. Les mécanismes qui sous-tendent les associations sont inconnus et encore contestés. Ce que Livingston et ses collègues (2020) disent, c’est que, s’il est démontré que la perte auditive est à l’origine de la démence (ce qui n’est pas le cas), 8 % des cas de démence pourraient alors être évités. Or il s’agit là d’une exigence importante : éliminer toutes les pertes auditives ou les atténuer entièrement. La réalité serait donc probablement inférieure à 8 %. Il est également important de souligner que le risque de démence de 8 % au niveau de la population ne correspond pas au risque personnel de démence pour un individu. Selon Livingstone, et al. (2020), les risques de démence cooccurrente chez un individu sont assez similaires (risque relatif compris entre 1,4 et 1,9) pour toute une série de facteurs potentiellement modifiables, notamment au début de la vie (manque d’éducation), au milieu de la vie (perte auditive, lésion cérébrale traumatique, hypertension et obésité) et plus tard dans la vie (tabagisme, dépression, isolement social, sédentarité et diabète). Lorsque j’ai demandé à ma famille et à mes amis ce que cette déclaration signifiait pour eux, la majorité d’entre eux ont répondu que le risque de démence était plus élevé en cas de perte auditive que pour tout autre problème de santé. Ma famille et mes amis ont interprété la perte auditive non seulement comme un risque personnel, mais aussi comme une cause de démence. Cela montre que le sujet est propice aux récits problématiques et au manque de nuance.

AI : Dans votre article, vous faites référence à un autre article et à des éditoriaux publiés dans la revue The Lancet Public Health qui ont été « discrètement rétractés » lorsqu’une erreur d’analyse a été découverte. Les codes pour les utilisateurs et les non-utilisateurs d’appareils auditifs avaient été mélangés, ce qui a conduit à la publication d’un résultat positif alors qu’en réalité, l’étude mentionnée montrait à l’inverse que le risque de démence était plus élevé chez les utilisateurs d’appareils auditifs que chez les non-utilisateurs d’appareils auditifs.

K. M. : Dans cet exemple, le rédacteur en chef de la revue était heureux d’annoncer les résultats de l’étude de Jiang, et al. (2023) lorsqu’ils semblaient dignes d’intérêt et, naturellement, l’article a reçu beaucoup d’attention. Par la suite, un chercheur postdoctoral d’un autre pays a examiné de près les données et s’est inquiété du fait que quelque chose n’allait pas. Grâce à la ténacité du chercheur, les auteurs et le rédacteur en chef ont fini par agir, mais cela a pris du temps [pour comprendre comment tout cela s’est déroulé, voir le site www.retractionwatch.com, lien en note, N.D.L.R.]. Compte tenu de l’importance de la diffusion des résultats de l’étude avant modification, il est préoccupant que l’annonce de la rétractation ait été relativement discrète.

AI : Ceux qui construisent des campagnes de vente sur des preuves contestables ne sont-ils pas responsables d’utiliser des tactiques douteuses ?

K. M. : Je n’encourage pas les campagnes négatives qui laissent entendre que la lutte contre la démence est plus importante que la lutte contre la perte auditive. Il s’agit là d’un battage publicitaire et d’une déformation de la recherche. Si la publicité faite autour des liens entre la perte auditive et le risque de démence et les avantages des interventions auditives dans la prévention de la démence s’avère sans fondement solide, les décideurs politiques et les financeurs de la recherche auditive et des services cliniques pourraient perdre tout intérêt pour l’audition. Il existe un message positif fort, convaincant et factuel- lement correct qui devrait être utilisé pour les campagnes. La recherche sur les changements de comportement a montré que les messages positifs peuvent avoir plus d’impact que les messages négatifs ou les tactiques de peur en termes de promotion de comportements sains.

AI : Votre article suggère qu’il existe des risques à utiliser des messages selon lesquels il est plus important de s’occuper de la démence que de la perte auditive. Comment cela pourrait-il se retourner contre l’industrie, la profession et le patient ?

K. M. : Le fait que nous discutions de cette question signifie déjà qu’elle a détourné l’attention de ce qui est important. La perte auditive se classe au troisième rang du nombre d’années vécues avec un handicap, au premier rang des troubles sensoriels et au premier rang des années vécues avec une déficience chez les personnes âgées de plus de 70 ans (GBD 2019 Hearing Loss Collaborators, 2021). La prise en charge de la perte auditive est un élément important du vieillissement en bonne santé. Les personnes qui entrent dans le troisième âge en bonne santé ont une expérience très différente de celle des personnes souffrant de problèmes de santé multiples. L’amélioration et le maintien de la santé (et de la santé auditive en particulier) des personnes âgées relèvent d’une responsabilité sociale forte. C’est ce message que j’aimerais voir amplifié et diffusé.

Les auteurs ne déclarent aucun conflit d’intérêts. Les deux auteurs bénéficient du soutien du NIHR Manchester Biomedical Research Centre.

 

Certains fabricants également dans le doute

Un article paru dans le numéro d’août 2023 de l’American Journal of Audiology1, rédigé par des experts en audiologie liés à Sonova (Maren Stropahl, Sigrid Scherpiet et Stefan Launer), fait état de leurs préoccupations concernant l’impulsion donnée par le discours sur la démence dans les soins auditifs. Ils invitent les professionnels des soins auditifs à s’abstenir d’avancer que « les aides auditives préviennent la démence et/ou le déclin cognitif ».

L’article conclut que les audioprothésistes devraient « adapter le récit pour se concentrer sur la relation entre l’audition et le cerveau » et, en outre, « se concentrer sur la façon dont les aides auditives peuvent faciliter une vie socialement active et permettre le bien-être et une vie saine ».

Il est important d’« éviter de formuler négativement le message concernant l’association entre la perte auditive et le déclin cognitif, c’est-à-dire ne pas utiliser un récit qui représente une menace pour les personnes âgées souffrant d’une perte auditive », selon les auteurs.

Il est toutefois déconcertant de constater que ce même article affirme qu’il existe des preuves solides de l’existence d’un lien entre la perte auditive et le déclin cognitif. Malgré les résultats publiés de l’essai Achieve, indiquant que l’intervention auditive « n’a pas réduit le déclin cognitif à 3 ans », l’article de l’AJA affirme qu’Achieve et une autre étude longitudinale, Enhance, « fournissent des preuves solides en plus des preuves publiées provenant d’études d’observation rétrospectives ».

1 https://doi.org/10.1044/2024_AJA-23-00176

 

Références

Dawes & Munro, « Hearing loss and dementia: where to from here? Ear and Hearing », Ear Hear. 2024 May-Jun;45(3):529-536. doi:10.1097/AUD.0000000000001494.

Dawes & Völter, « Do hearing loss interventions prevent dementia? », Z Gerontol Geriat. 2023;56:261-268. doi:10.1007/s00391-023-02178-z.

Fu E. L., « Target trial emulation to improve causal inference from observational data: what, why and how?», J Am Soc Nephrol. 2023 Aug 1;34(8):1305-1314. doi:10.1681/ASN.0000000000000152.

GBD 2019 Hearing Loss Collaborators, « Hearing loss prevalence and years lived with disability, 1990-2019: findings from the Global Burden of Disease Study 2019 », Lancet. 2021 Mar 13;397(10278):996-1009. doi:10.1016/s0140-6736(21)00516-x.

Jiang, et al., « Association between hearing aid use and all-cause and cause-specific dementia: an analysis of the UK Biobank cohort », Lancet Public Health. 2023 May;8(5):e329-e338. doi:10.1016/S2468-2667(23)00048-8.

Lin, et al., « Hearing intervention versus health education control to reduce cognitive decline in older adults with hearing loss in the USA (ACHIEVE): a multicentre, randomised controlled trial », Lancet. 2023 Sep 2;402(10404):786-797. doi:10.1016/S0140-6736(23)01406-X.

Livingston, et al., « Dementia prevention, intervention, and care: 2020 report of the Lancet Commission », Lancet. 2020 Aug 8;396(10248):413-446. doi:10.1016/S0140-6736(20)30367-6.

Retraction Watch 2024 : https://retractionwatch.com/2024/01/04/we-should-have-followed-up-lancet-journal-retracts-article-on-hearing-aids-and-dementia-after-prodding/

CNN : « Les aides auditives pourraient réduire de moitié votre risque de démence, selon une étude ». https://edition.cnn.com/2023/07/18/health/dementia-hearing-loss-study-wellness.