Formations à distance depuis l’Espagne : étudiants et professionnels s’inquiètent
Depuis la rentrée 2019, deux écoles françaises de préparation aux études d’audioprothésiste proposent à des opticiens ou à des étudiants de se former depuis la France, grâce à un partenariat avec des établissements espagnols. Mais le programme de cours est majoritairement en e-learning et la formation d’audioprothésiste en Espagne ne dure que deux ans. Certains s’interrogent donc sur la validité de ce parcours.
Tout a commencé en avril 2018. La Fédération nationale des étudiants en audioprothèse (Fnéa) découvre une vidéo sur le site de Progress Santé, une « prépa » parisienne au concours d’entrée aux écoles d’audioprothèse. Progress Santé annonce qu’elle s’enrichit d’une nouvelle offre : elle propose désormais à des opticiens de suivre une formation dispensée par l’université de Madrid, avec laquelle elle vient de signer un partenariat, pour pouvoir ensuite exercer comme audioprothésiste en France. Dans les rangs de la Fnéa, c’est la stupéfaction. Comment peut-on se former en deux ans, avec une majorité de cours à distance de surcroît, à un métier qui requiert trois années d’études et de stages de ce côté-ci des Pyrénées ? Par ailleurs, l’Espagne ne forme pas au métier d’audioprothésiste mais à celui de « technicien en audiologie prothétique ». Selon François Le Her, président du Collège national d’audioprothèse (CNA), « le diplôme espagnol correspond à un niveau bac + 2 ».
Cours en présentiel ou à distance
De fait, depuis quelque temps déjà, un certain nombre de Français recalés aux concours ou d’opticiens voulant se former rapidement partent en Espagne. C’est l’argument avancé par les deux écoles concernées – Progress Santé et Diploma, deux prépas parisiennes – pour se défendre : elles ne font qu’accompagner ces étudiants et sécuriser leurs parcours. Argument que réfute Florian Fourtet, président de la Fnéa, actuellement en troisième année à Lyon : « Ces étudiants vont passer deux ans sur place, en Espagne, et assistent à tous les cours. Mais avec les cursus de Progress Santé et Diploma, la majorité des cours sont suivis en ligne, à distance, depuis son domicile en France… Or des cours en visioconférence n’ont absolument pas la même valeur que des cours en présentiel ! Ce cursus ne respecte même pas le cursus espagnol classique, qui comprend deux ans de cours en présentiel. »
Après leur formation, ils reviennent en France et demandent une autorisation d’exercer après de la Direction régionale de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale (DRJSCS) de la région concernée. Celle-ci demande des mesures compensatoires sous la forme de stages de 39 à 42 semaines (lire l’encadré).
Progress Santé veut « aider les opticiens à se reconvertir »
Interrogé par Audio Infos, Didier Sitbon, directeur de Progress Santé, insiste sur le fait que « Progress Santé n’est pas dépositaire de cette formation, qui est assurée de longue date par l’université de Madrid. Elle sélectionne les étudiants via un test de niveau en espagnol. Le diplôme espagnol est reconnu en France, il est agréé par le ministère espagnol de la Santé ; je n’ai pas l’impression que la formation soit moins bonne qu’en France… ».
Pourquoi avoir créé ce cursus baptisé AudioPro, présenté comme « un programme d’encadrement des étudiants inscrits à l’Universidad Europea de Madrid en mode semi-présentiel » ? Réponse : « J’ai été contacté il y a deux ans par des opticiens qui voulaient devenir audioprothésistes pour faire évoluer leur carrière, mais qui n’avaient pas le temps de se former pendant trois ans. Ils s’étaient inscrits en mode “semi-présentiel” à l’université de Madrid mais éprouvaient des difficultés à suivre une formation à distance en espagnol. » Tous les cours sont en effet dispensés dans la langue de Cervantes, sans traduction. Didier Sitbon assure que, bien avant qu’il ne crée AudioPro, l’université de Madrid proposait ces parcours en « semi-présentiel ».
« J’ai donc contacté l’Universidad Europea de Madrid et créé ce partenariat, poursuit Didier Sitbon. Nous leur proposons quelques étudiants qui suivent les cours théoriques à distance et l’enseignement pratique un week-end par mois, à Madrid. Pour les aider, nous dispensons un soutien scolaire dans nos locaux à Paris, tous les dimanches, pendant deux ans. »
La première promotion d’AudioPro, en 2018-2019, comptait 30 élèves venant de tout l’Hexagone. « Vingt-cinq d’entre eux sont passés en deuxième année ; le passage n’est donc pas systématique, il y a une sélection », ajoute Didier Sitbon. Le coût annuel de la prépa AudioPro à Progress Santé, qui cible uniquement les opticiens, est de 2 500 euros, celui de l’université de Madrid en mode semi-présentiel est de 3 950 euros (hors frais de dossier). Cela représente près de 14 000 euros au total sur les deux ans.
Diploma, une formation ouverte à tous les profils
Autre école concernée : Diploma, également une « prépa » parisienne, qui propose Diploma Audio, « un programme d’accompagnement au diplôme espagnol préparé par Lyceum, un établissement privé espagnol reconnu et certifié par le ministère espagnol de l’Éducation », selon Dorian Hamou, directeur de Diploma.
L’école annonce un travail d’environ douze heures par semaine à effectuer à distance. Huit déplacements à Madrid sont aussi prévus pour la partie pratique. Un « plus » par rapport à AudioPro : Diploma dit avoir fait traduire en français les cours de e-learning assurés par Lyceum.
« Et pour pallier les éventuelles insuffisances du e-learning, nous avons mis en place deux jours de soutien hebdomadaires en présentiel à Paris, mais aussi un module supplémentaire, “Audio +”, de trois heures par semaine, qui complète la formation classique : on y apprend, par exemple, à gérer les tiers-payant Sécurité sociale et la mutuelle, à utiliser la plateforme Audyx… », énonce Dorian Hamou.
Le cursus avec Lyceum – d’un coût de 12 000 euros au total – est ouvert à tout bachelier « présentant des aptitudes scientifiques et techniques suffisantes », indique le directeur. La première promotion, qui a démarré en octobre 2019, regroupe des étudiants en formation initiale mais également des opticiens, des assistants audio, des pharmaciens souhaitant se reconvertir… Quant à la sélection des élèves, « elle se fait sur entretien, ce qui permet de déterminer la motivation de l’élève, sa maturité et son projet de carrière », précise Dorian Hamou.
La durée totale de la formation est de seulement treize mois. « Oui, mais en Espagne, la formation est de dix-huit mois dans les faits, répond Dorian Hamou. Nous proposons le même programme mais dans un cursus intensif. Et à ces treize mois, il faut ajouter neuf mois de stages demandés par les commissions qui donnent l’autorisation d’exercer en France. » Avec la fin programmée du concours d’entrée dans les écoles d’audioprothésiste, Diploma a développé de nouvelles activités. « Nous ne sommes pas là pour déstructurer le marché, mais accompagner au mieux les nombreux étudiants français qui choisissent les études en Espagne », insiste Dorian Hamou.
Une sélection par l’argent ?
Outre le fait que la majorité des cours soient dispensés en e-learning, deux autres inconvénients majeurs sont mis en avant par les détracteurs de ces cursus : leur coût élevé et l’absence de sélection sérieuse. « C’est de la sélection par l’argent qui contourne le numerus clausus », s’insurge Florian Fourtet. Outre les étudiants, c’est la profession qui s’inquiète de ces nouvelles formations « light ». Pour Philippe Metzger, audioprothésiste à Paris et secrétaire général de l’association Journée nationale de l’audition, « l’accession sans concours signe une rupture d’équité par rapport aux étudiants français qui passent un concours et font trois ans d’études ».
Dans cette affaire, il se murmure que des chaînes d’optique inciteraient des opticiens ou même des jeunes en formation initiale à suivre ces cursus en leur payant la formation et en leur promettant par la suite un poste pendant plusieurs années dans un corner audition. Pour Philippe Metzger, le plus inquiétant reste que le patient ne saura pas s’il a affaire à un étudiant diplômé en France ou ailleurs. « Je revendique la possibilité pour le praticien d’afficher sur un badge “Audioprothésiste diplômé d’État”, mais la loi ne le permet pas. » Va-t-on vers une “ubérisation” du métier d’audioprothésiste, qui s’apprendrait surtout via des plateformes de e-learning ? C’est la crainte clairement affichée par plusieurs étudiants et professionnels en exercice.
La Fnéa aimerait que les formations de Progress Santé et Diploma ferment leurs portes. L’organisation attend des réponses des ministères de la Santé et de l’Enseignement supérieur, qu’elle a alertés. Plus largement, ce sujet pose la question de la validité des formations d’un pays européen à l’autre. En 2016, la profession dentaire était parvenue à faire fermer l’université privée Fernando Pessoa, qui dispensait, à Béziers et Toulon, une formation en odontologie en deux ans.
Comment les étudiants à l’étranger obtiennent l’autorisation d’exercer en France ?
Y a-t-il équivalence des diplômes d’un pays à l’autre ? Non. « Ces formations sous-entendent que les étudiants vont obtenir une équivalence du diplôme français : or c’est faux, s’exclame François Le Her, président du CNA. Ils peuvent obtenir une autorisation d’exercer, mais pas une équivalence ! »
Le processus de Bologne, acté en 1999, favorise en effet la convergence des systèmes d’enseignement supérieur des pays européens. Mais cela ne va pas sans causer quelques difficultés lorsque les formations divergent par leur contenu, leur durée… Aussi, pour exercer dans un autre pays que celui où le diplôme a été obtenu, il faut solliciter une autorisation d’exercice (article L4361-4 du Code de la santé publique), qui requiert parfois des mesures compensatoires.
En France, à la fin de l’école d’audioprothèse et des stages qui durent trois ans, les étudiants ont 180 crédits européens (ECTS). Un étudiant formé en Espagne en a 120. « Mais près de la moitié des enseignements n’ont rien à voir avec l’audioprothèse ; ils portent sur la gestion administrative, le management des entreprises… », ajoute François Le Her. Et de relater le cas d’étudiants espagnols qui ont fait des stages dans le service ORL d’un hôpital parisien et qui n’avaient pas les compétences attendues : « Ils ont obtenu de mauvaises notes et ont dû refaire leur stage… Le manque de compétences représente un risque pour la prise en charge. En Espagne, on ne leur apprend pas, par exemple, à faire des protections d’oreille pour un petit enfant qui a des diabolos. ”
Pour pouvoir exercer en France, un étudiant formé en Espagne doit donc passer devant la commission d’autorisation d’exercice de la Direction régionale de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale (DRJSCS). « L’étudiant, pour avoir une mise à niveau, se voit proposer soit un examen d’aptitude, soit des mesures compensatoires sous forme de stages de 39 à 42 semaines », explique François Le Her, qui est membre de ces commissions dans cinq régions différentes. Et ce, en vertu d’une jurisprudence baptisée « Aude », qui date de 2013 : cette année-là, la DRJSCS de Midi-Pyrénées avait demandé 39 semaines de stage supplémentaires pour donner l’autorisation d’exercer à une étudiante formée en Espagne.